Le capitaine Lagarde griffonne quelques mots sur son inséparable carnet relié de cuir tout en jetant régulièrement un coup d'oeil à sa montre bracelet. La rue principale d'Inor est calme depuis que les allemands ont fait irruption dans le village la veille. Le capitaine est fier de ses hommes, ceux qui ont vaillamment résisté jusqu'au bout de leurs forces et de leurs munitions, et ceux qui sont parvenus à se maintenir dans la partie sud de la commune. Maintenant, il attend avec impatience de passer à la contre-attaque. L'état-major a compris l'importance vitale du village et a promis de lancer une attaque dès le 16 mai pour le reprendre, avec la section du capitaine Lagarde en pointe.
L'attaque doit être d'envergure et emporter le village sans coup férir. Pas moins de deux compagnies sont annoncées : l'une d'elles doit dévaler les pentes de la côte 326 de part et d'autre de la D224, l'autre remontera par la sud, éclairée par les hommes de Lagarde.
11:28. Encore minutes à attendre.
Des tirs éclatent soudainement en provenance de l'église que le capitaine sait avoir été fortifiée pendant la nuit par les boches. Les allemands attaqueraient-ils ?
Si tel est le cas, il est trop tard pour changer de stratégie. Déjà les premiers hommes du 136ème régiment apparaissent en lisière des bois sur la route de Martincourt. Plusieurs sections s'élancent comme un seul homme sur le glacis. Le capitaine secoue la tête en bougonnant : l'état-major envoie de la bleusaille... Faute de grives, il faudra donc manger des merles.
Les imprudents courent à découvert en masse compacte. Un Spandau lâche une rafale depuis les bords du canal de l'Est : les fantassins français semblent presser le pas de plus belle et parviennent par miracle à échapper aux balles meurtrières. Une trentaine d'hommes dépassent par l'Est la maison d'où le capitaine prend la route principale d'enfilade avec un FM (H50) et s'engouffrent dans la demeure adjacente sous les aboiements d'un jeune lieutenant frais émoulu de l'école militaire. Les tirs redoublent par les vitraux désormais dénudés de l'église : les balles fouettent la façade, déchiquettent les volets encore intacts, font voler les vitres en éclats. La confusion gagne rapidement les rangs français et le capitaine Lagarde se voit obligé d'aller soutenir les soldats défaillants dans leur trou à rats. Il ordonne en même temps au reste des hommes de sa section de couvrir de toutes leurs armes les nouveaux arrivants : la mitrailleuse qui domine les assaillants du haut du clocher de l'église se tait soudainement.
La compagnie du 136ème en profite pour longer les maisons Est du village. Traversant les haies, investissant les jardins, nettoyant une à une les maisons abandonnées par les allemands, les gars du 136 parviennent jusqu'au milieu du village, poussant devant eux les défenseurs en sous-nombre.
Dès le début de l'assaut, le capitaine Lagarde avait observé la rapide progression de la seconde compagnie qui descendait la pente des bois d'Inor. Ces soldats, plus aguerris, atteignent rapidement les premières maisons du village. La rangée de bâtiments à l'Est de la rue principale est nettoyée avec succès. Les tirs se font constamment entendre, montrant la détermination des motocyclistes allemands. Une automitrailleuse déboule dans la rue pour couvrir le retrait des fantassins : sa mitrailleuse crache la mort, puis s'enraye soudainement. Profitant de l'aubaine, un groupe de fantassins français bondit dans la rue, encercle le véhicule en vidant leurs chargeurs. Des grenades explosent. Une explosion sourde éclate à l'intérieur du blindé léger démuni de toit. Neutralisé. Les soldats allemands perdent soudainement toute vigueur et refluent précipitamment vers le château. Un anti-chars de 37mm est pris en corps-à-corps et mis hors de combat.
La défense se raidissant, l'assaut est interrompu, ne laissant entre les mains des motocyclistes que le quartier de la mairie, le château, et ceux entourant l'église.
L'attaque est un succès, les pertes françaises sont faibles, ce dont se réjouit le capitaine. Les rapports qui lui parviennent par la suite font état de la prise du cimetière et du pont qui enjambe le ruisseau du Fond de Noue.
Le capitaine jubile !
"Nom d'un cul de nonne ! L'affaire est bien engagée ! Les boches sont encerclés !"*****
Les gars du 12ème régiment de zouaves sont des durs à cuire. Ils ont d'autant plus envie d'en découdre que les allemands se sont emparés la veille par surprise du bois de la Hache, position de départ idéale pour attaquer le flanc de la ligne tenue par le 14ème RTA ou pour renforcer les motocyclistes qui se sont audacieusement emparés d'Inor la veille.
Depuis quelques dizaines de minutes, les soldats français se sont silencieusement glissés dans la langue boisée qui sépare les champs de la ferme de Soiry et la départementale 964. L'objectif assignée à la compagnie est de reprendre le bois de la Hache par le Sud. Les hommes peuvent compter sur l'appui des canons de 75 du bataillon qu'un opérateur radio guidera depuis la ferme de Soiry. Le flanc et les arrières sont couverts par une mitrailleuse lourde et un anti-chars léger. Une puissante attaque doit être lancée en parallèle sur Inor, éliminant ainsi tout risque d'être pris à revers par les boches.
La grosse centaine de fantassins que composent la compagnie rassemblée pour l'assaut est lourdement chargée : les munitions bardent les poitrines des mitrailleurs et les grenades déforment les poches des vareuses.
Adossés à un tronc ou agenouillés derrière un bosquet, les soldats sont prêts à jaillir sur les positions ennemies. Les officiers scrutent leurs montres. L'heure de siffler l'attaque est proche.
Sacrebleu ! Le silence du sous-bois est soudain rompu par un vacarme effroyable. Des balles de tous calibres fusent entre les arbres. Des obus de mortiers tombent sur la droite, à la lisière des champs de la ferme de Soiry. Des silhouettes toujours plus nombreuses se dessinent entre les contours imprécis des buissons, précédées par les multiples points lumineux des coups de feu d'armes individuelles. Des voix parviennent jusqu'aux lignes françaises. "
Vorwäts ! Schnell ! Feuer !"
Les positions de départ des soldats français sont bousculées. Les hommes refluent, non sans faire le coup de feu avant chaque mouvement de repli. Les hurlements des blessés se font de plus en plus nombreux.
Une automitrailleuse allemande entourée d'une nuée de Feldgrau emprunte au ralenti le chemin qui mène aux deux bâtisses au sud des bois : la première est emportée sans coup férir et la seconde doit être abandonnée quelques minutes plus tard face aux assauts allemands et à une attaque de contournement.
Au bout d'une dizaine de minutes, l'enfer s'abat sur l'étroite zone boisée. L'artillerie française parvient tant bien que mal à faire pleuvoir ses obus sur les pointes avancées allemandes, non sans toucher des soldats du 12ème, talonnés de très près par l'ennemi. La confusion règne dans les bois, d'autant que des obus de plus gros calibres viennent presque en même temps prélever leur tribut de morts : les artilleurs allemands se joignent à la tuerie et après avoir labouré les champs de Soiry, se mettent à tomber entre les arbres, projetant des centaines d'éclats mortels parmi les hommes emmêlés inextricablement dans des combats à bout portant.
Face aux pertes devenues insupportables, les zouaves refluent en désordre vers l'Est. Fort heureusement, les allemands abandonnent toute poursuite, tout autant épuisés.
*****
Le Gefreiter Münster est le meilleur sous-officier de la compagnie. A ce titre, il lui a été confié le commandement de la section d'assaut de la compagnie, les hommes les plus aguerris et les plus solides de tout le bataillon. Durant les mois précédents, ils ont pu ensemble s'entrainer aux techniques de combat rapproché, de prise de positions fortifiées, aux missions de renseignements, aux patrouilles furtives. La crème de la crème. La guerre de mouvement qui a repris depuis peu est une aubaine pour le Gefreiter et ses hommes. Ils multiplient les actions d'éclats et leurs visages juvéniles sont devenus en quelques jours ceux de véritables vétérans.
La mission du jour n'est pas des plus enthousiasmantes : reconnaissance musclée dans les bois dit du Champs des chaussées, prise de la côte 325 et recherche de contact avec l'ennemi. Le régiment identifié dans la zone est le 14ème régiment de tirailleurs algériens. Des soldats d'élite, des dus à cuire, un ennemi à la hauteur pour Münster et ses hommes. La section constituera l'élément de pointe d'un assaut plus important mené par une compagnie entière.
"
Gott verdammt ! Wo sind Sie ?". Ces incapables sont en retard. Aucun signe de la compagnie. Münster apprendra dans la journée que l'artillerie française leur a causé des problèmes lors de la montée au front.
Tant pis. Le soldat allemand a ceci de supérieur à tous ses adversaires, c'est qu'il sait et doit prendre les initiatives qu'il sied. Alors en avant. La section progresse prudemment sur un sentier qui longe le flanc de la côte 325. Le Grefeiter n'en a que faire de poser l'arme au pie dsur cette fichue colline. Non, ce qu'il recherche, c'est le contact avec l'ennemi. Les soit-disant redoutables soldats basanés vont vite reconnaitre la supériorité du fantassin allemand.
La progression se fait plus lente et les hommes quittent le sentier pour s'enfoncer dans les bois.
Le soldat Rolf Reichter ouvre la marche. Ce paysan bavarois excelle dans la découverte des positions camouflés et sait faire la différence entre un bruissement déclenché par un lièvre jaillissant et le bruit d'une botte écrasant une poignée de feuilles mortes.
RATATATATA !
Cette fois-ci, Rolf n'a rien vu venir. Une rafale de mitraillette le force à se jeter le nez dans la terre ! Une dizaine de fusils répond au claquement du FM. Les hommes de la section d'assaut qui s'étaient un peu regroupés au fur et à mesure que les bois devenaient plus denses, sont cernés par les projectiles. Münster a l'impression d'être personnellement visé et se laisse envahir par la panique, suivi de près par la moitié de ses hommes. Ils s'enfuient en courant comme un seul homme, laissant un groupe couvrir leur course folle. Ces diables d'arabes ont pris le dessus !
Dans l'intervalle, la compagnie régulière est arrivée sur le terrain. Etalés sur un large front, les Feldgrau progressent d'autant plus prudemment qu'ils ignorent l'origine et la provenance des coups de feu. Le chef de compagnie ne fera preuve d'aucun zèle particulier et se cantonnera à s'emparer des objectifs assignés par l'état major.
Le Champs des chaussées et le bois de la Ferté finiront la journée entre les mains des troupes de la Wehrmacht.