"La paix perpétuelle ne se trouve que dans le cimetière".
Münster ne parvenait pas à chasser cette citation de Kant de sa tête. Pourtant, ses études à l'université Frédéric-Guillaume remontaient à plusieurs années déjà. Mais le fait de savoir que l'objectif assigné à son unité était une nouvelle fois ce fichu cimetière français le ramenait à ses souvenirs d'étudiant à Berlin.
L'Unteroffizier Lerner et sa compagnie de Grenadieren avaient été placés sous ses ordres pour la durée de l'opération.
Il savait aussi pouvoir compter sur l'appui d'une section de mortiers de 81, d'un obusier de 150mm, d'une section de mitrailleuses lourdes commandée par le Leutnant Gielsen, et surtout, de deux batteries d'artillerie du bataillon, une de canons de 75 et l'autre de mortiers de 81. Cela augurait de bons résultats. Les officiers et sous-officiers s'étaient réunis la veille au soir et les préparatifs avaient pris toute la matinée.
Les mortiers et obusiers devaient procurer une couverture fumigènes aux fantassins pendant que l'artillerie se réglaient sur le cimetière et les nids de mitrailleuses détectés à l'Est d'Inor.
Les fantassins avaient creusées des tranchées au nord du pont sur le ruisseau du fond de la Noue et s'y étaient regroupés pendant la nuit. La section d'assaut de Münster et une grande partie de la compagnie de Lerner avaient rampé silencieusement dans le sillon du ruisseau et se collaient désormais à la berge sud, prêts à bondir à l'attaque.
Des bruits sourds. Coups de départ des mortiers de 81. Les premiers obus vomissent leur fumée en touchant le sol aux abords du mur nord du cimetière.
Les obus de repérage de l'artillerie s'abattent presque simultanément entre les tombes du cimetière (81mm) et sur les pentes qui mènent au bois d'Inor (75mm).
Des rafales des mitrailleuses lourdes éclatent et fusent vers les bois.
C'est le signal.
Des coups de sifflets stridents déchirent l'air.
Münster se lève, gravit rapidement la lèvre du ruisseau encaissé, suivi par des dizaines de fantassins hurlants.
Le groupe de tête se précipite sur les barbelés installés par les défenseurs le long du mur nord du cimetière : une charge explosive file vers l'obstacle et soulève la terre en détonant. Une brèche béante apparait dans le réseau de fils métalliques. Les hommes se bousculent à cet endroit, profitant de la présence trop brève de la protection fumigène. Les français ont déserté le cimetière, abandonnant leurs bardas et des caisses de munitions. Münster crie littéralement sur ses hommes et ceux de Lerner, les encourageant à poursuivre l'élan. Les français les cueillent à bout portant lorsqu'ils atteignent le mur sud, tirant par-dessus le parapet d'une ligne de tranchées qu'ils ont creusées pendant la nuit. Le combat redouble d'intensité. La fuite des blessés et des hommes démoralisés croisent le flot des assaillants. Münster et Lerner s'engagent en première ligne, faisant le coup de feu avec leurs hommes. Galvanisés, ces derniers prennent le dessus sur les français qui se défendent pourtant comme de beaux diables. Ceux qui ne fuient pas meurent sur place ou sont faits prisonniers.
*****
Le sergent-chef Briaux s'est porté volontaire pour occuper les positions en première ligne avec sa section. Au soir du 19 mai, il a placé ses hommes avec la finesse qui caractérise ce sous-officier promis à une belle carrière : à la nuit tombée seulement, pour échapper à l'observation des boches, il a ordonné à ses hommes de commencer à creuser des tranchées au sud du cimetière. Ainsi, si les allemands parviennent à pénétrer dans le cimetière, ils seront cueillis à bout portant alors que ses hommes pourront bénéficier de la protection des fortifications.
Un groupe de volontaires a pris une partie de la soirée à dérouler des barbelés sur le mur nord du cimetière avant d'aller se terrer entre les tombes, servant de sonnette d'alarme au dispositif.
Une réserve d'une vingtaine d'hommes restent à couvert du bois, protégeant le canon anti-chars de 47 camouflés dans les buissons.
Les hommes se sont reposés le reste de la nuit.
Le rata perçu le lendemain, même parvenu froid sur les positions de la section, a renforcé le moral des soldats.
Pouuuuufffff..... Pouuuuufffff..... L'air tiède de ce début d'après-midi s'emplit soudain d'explosions sourdes. Des volutes de fumées s'élèvent au nord du cimetière. Des obus s'écrasent sur le bois au sud des tranchées : tirs de repérage.
Les Berthier des gars en position avancée claquent. Les "cannes à pêche" ne suffisent vraisemblablement pas à arrêter les boches. Une forte explosion déchire l'air. Des hurlements. Soudain, le sergent-chef Briaux voit débouler ses hommes, talonnées par une nuée de soldats allemands. "
Feu à volonté !" ordonne t-il. Toute la ligne déclenche un feu d'enfer. Les premiers soldats allemands refluent aussi vite qu'ils sont apparus. Cependant, il en arrive toujours plus ! Les sous-officiers s'agitent dans leurs rangs. Les premiers assaillants enjambent le mur du cimetière et se laissent tomber dans les tranchées. Des combats au corps-à-corps éclatent. Crosses de fusil, pelles de tranchées, coups de poing, pistolets, grenades, tout ce qui peut tuer ou blesser est utilisé. Mais les boches sont toujours plus nombreux.
Briaux ordonne à la réserve d'intervenir pour prendre la relève des hommes en première ligne qui commencent à flancher. A côté de lui, Roger, un agriculteur vendéen, hurle comme un damné en tirant avec un FM à la hanche.
Les allemands sont sur eux. Le sergent-chef Briaux, du haut de ses 1,86 m, écrase la crosse de son fusil sur la poitrine d'un Grenadier qui se précipite sur lui, et porte la main au fourreau de sa baïonnette pour achever l'attaquant. Il sent soudain une décharge fulgurante dans son dos. La lame qui lui transperce la capote et pénètre profondément dans son estomac reste coincée entre ses côtes. Un râle. Ses yeux exorbités par la douleur se lèvent vers le ciel mais se referment avant même que son corps ne s'affaisse de tout son long au fond de la tranchée.
Les allemands exercent une dernière pression et prennent position de la tranchée. Ils ne s'arrêtent toutefois pas là et sortent en nombre de la saignée pour s'élancer vers le bois, galvanisés par un sous-officier au visage rougi par le sang de ses récentes victimes. La réserve repousse les impudents, mais doit à son tour céder le terrain.
Dans les maisons à l'entrée d'Inor, le sergent Tinture a appris la mort de son ami Briaux de la bouche de fuyards qu'il se démène à rallier. Il sait qu'il lui faut agir vite avant de voir débouler les boches. Refoulant la peine visible sur son visage, il prend la décision de contre-attaquer sans tarder. Rassemblant une trentaine d'hommes, il quitte l'abri de la maison de pierres et traverse le terrain encombré de buissons pour se jeter à proximité du canon anti-chars. Ce dernier pivote vers le bois et décoche un obus vers les arbres où apparaissent déjà les casques à pointe. L'obus explose au milieu des fantassins dont une partie tourne les talons sans coup férir. Le sergent Tinture saisit l'occasion et ordonne l'assaut aux plus aguerris de ses hommes. Le combat est rapide et brutal, mais les boches sont repoussés, laissant plusieurs corps sur le terrain.
Les français n'iront toutefois pas plus loin. Le feu qui dégueule des tranchées les empêche de progresser plus avant. L'artillerie allemande n'aura jamais cessé de pilonner les positions françaises durant ce bref mais mortel combat.
Le cimetière est toutefois tombé. malgré l'héroïque résistance du sergent-chef Briaux et la valeureuse contre-attaque du sergent Tinture.